En septembre 2018, l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) et son directeur artistique, Kent Nagano, ont effectué une tournée dans les communautés autochtones du Grand Nord québécois. L’œuvre vedette de cette tournée était un nouvel opéra de chambre intitulé Chaakapesh, le périple du fripon.
L’opéra raconte l’histoire de Chaakapesh, un fripon qui se met en tête d’arrêter le massacre des siens par les colonisateurs blancs en enseignant à ces derniers comment rire. L’OSM a retenu les services du renommé dramaturge cri Tomson Highway pour écrire le livret et de Matthew Ricketts, un jeune Canadien vivant à New York, comme compositeur. L’œuvre met en scène des narrateurs qui narrent l’histoire dans une des cinq langues utilisées (cri, innu, Inuktitut, français ou anglais, selon le lieu de la représentation) et deux chanteurs qui racontent cette histoire du fondateur du peuple innu. Financée en partie grâce à une subvention Nouveau chapitre du Conseil des arts du Canada, la collaboration a pris naissance au cours de discussions en 2016, pour aboutir, deux ans plus tard, à la tournée. En tout, 45 musiciens de l’OSM ont participé à celle-ci, qui représentait la première visite en dix ans de l’OSM au Nunavik et sa toute première en territoire cri et innu.
Les cinéastes Roger Frappier et Justin Kingsley ont créé un documentaire, aussi intitulé Chaakapesh, sur les nombreuses collaborations que ce projet a suscitées. Ce documentaire, dont la première a eu lieu à Montréal en décembre 2019, inclut de longues séquences sur les représentations, les répétitions et des entrevues avec des participants au projet, y compris les membres de l’équipe de création, dont maestro Nagano, les narrateurs et chanteurs qui ont exécuté l’œuvre, ainsi que les musiciens et membres du personnel de l’OSM.
Voix autochtones, interprètes autochtones
« Partager et dépouiller ne sont pas la même chose »
Chaakapesh accorde beaucoup d’espace aux voix et interprètes autochtones. Comme l’opéra est produit en cinq langues, il fallait recourir à différents narrateurs pour chaque représentation. Dans le documentaire, chaque narrateur autochtone donne une longue entrevue pour décrire en profondeur ses expériences comme artiste et comme personne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de cette collaboration particulière.
On y voit aussi des membres de la communauté autochtone, durant le processus de création et de répétition, qui participent à des conversations et qui prennent des décisions sur le plan créatif. L’aspect de collaboration du projet se poursuit également durant la tournée comme telle ; on peut en effet voir divers interprètes autochtones sur scène, y compris un étudiant local avancé en violoncelle qui joue une suite de Bach, un violoneux traditionnel et des interprètes de chant guttural. Leurs prestations étaient intégrées à l’opéra et différaient à chaque représentation selon les musiciens auxquels l’OSM avait accès dans chaque communauté. Comme dit le narrateur cri Ernest Webb, « Partager et dépouiller ne sont pas la même chose ». Dans Chaakapesh, on voit l’OSM partager la scène avec des interprètes autochtones et le processus de répétition avec des artistes autochtones.
Histoires et langues
« Pour que nos enfants héritent d’autre chose que le préjugé »
Les entrevues incluses dans le documentaire comportent un élément important de narration. Le narrateur innu Florent Vollant raconte comment, à l’âge de seulement cinq ans, il a été enlevé de son foyer au Labrador et amené à un pensionnat. La narratrice inuktitute Akinisie Sivuarapik nous rappelle que la tuberculose sévit encore dans certaines communautés autochtones. Malgré l’espoir qu’on sent dans Chaakapesh, le film nous rappelle également que ces traumatismes ne constituent pas des problèmes du passé, mais sont des préoccupations toujours bien présentes.
La langue occupe une place d’honneur dans l’opéra et le documentaire, comme en témoigne le fait que l’opéra est présenté dans au moins trois langues autochtones. On ne peut non plus sous-estimer l’aspect géographique de ce projet : dans une province où la lutte entre le français et l’anglais est parfois tant ressentie et politisée, il est facile d’oublier que plusieurs langues existaient déjà ici avant l’une ou l’autre des langues officielles du Canada.
Et maintenant?
Ce projet représente une étape importante dans l’évolution des partenariats de collaboration entre les organismes artistiques et les communautés autochtones. La collaboration a été énorme, réussie et très publique, mais l’épreuve décisive de ce genre de démarche réside dans la sorte de partenariats permanents que ces groupes peuvent créer. Un financement soutenu s’impose pour aider les orchestres et autres organismes artistiques à forger des partenariats authentiques et permanents qui seront salutaires pour les communautés autochtones et leur permettront de célébrer leurs propres formes d’art, expériences culturelles et traditions.
Ce projet s’est aussi révélé transformateur pour l’OSM. « Ce projet a marqué un tournant pour l’OSM et sa collaboration avec des artistes et communautés autochtones, affirme le chef des Projets spéciaux artistiques, Marc Wieser. Toute relation authentique est basée sur la confiance, et Chaakapesh a été un catalyseur qui nous a permis de bâtir des relations avec un réseau croissant d’artistes autochtones de Montréal et du Québec. Comme organisme, nous avons découvert l’importance d’assumer un risque et de sortir de notre zone de confort. Nous avons depuis lors collaboré avec plusieurs des mêmes artistes, entre autres, et constaté que nous pouvions nous concentrer tout de suite sur la musique puisque nous avions déjà jeté les bases d’une confiance mutuelle. À l’été 2019, nous avons produit le concert Makusham, pour lequel trois musiciens de l’OSM se sont associés à des compositeurs interprètes autochtones et un arrangeur afin de collaborer à la création d’un concert où les musiciens autochtones prenaient les devants. Couronné de succès, le concert aurait été impossible sans tout le défrichage effectué pour Chaakapesh. Nous avons désormais l’impression d’être accueillis et respectés par de nombreuses communautés autochtones et d’avoir l’occasion de faire fond sur notre expérience et de poursuivre nos collaborations. »
Nous ne prétendons pas que Chaakapesh offre toutes les solutions en matière de réconciliation entre la communauté autochtone et celle des colonisateurs. Comme Florent Vollant le mentionne durant son entrevue, il faudra plusieurs générations de travail acharné, des partenariats soutenus et une collaboration réfléchie pour faire avancer ces conversations. Ceci est une étape importante.
Les prochaines présentations et de courts extraits du documentaire Chaakapesh sont disponibles sur le site de l’OSM.
L’opéra Chaakapesh sera présenté encore dans le cadre de la Virée classique de l’OSM en août 2020. Billets en vente à partir de février.