Adapter des concerts pour un public plus large

Orchestra on stage with a full audience
Crédit photo : J.J. Gill

Dans le but d’ouvrir leurs salles de concert à un plus grand nombre de membres de leurs communautés, plusieurs orchestres canadiens ont produit des concerts décontractés. L’an dernier, nous avons partagé des ressources du concert Let’s Dance du Toronto Symphony Orchestra. Le 1 novembre, le Winnipeg Symphony Orchestra a produit son premier concert décontracté dans le cadre de sa série de concerts en après-midi. Ce concert « recomposé » était destiné à deux auditoires en même temps : le public régulier des concerts en après-midi du WSO et les nouveaux venus à l’expérience du concert en quête d’une expérience moins exigeante et plus détendue.

Qu’est-ce qu’une représentation décontractée?

Une représentation décontractée est destinée expressément aux publics pouvant bénéficier d’une expérience sensorielle plus tempérée. Ceux-ci peuvent inclure les parents de bébés et de tout-petits, les personnes qui sont sur le spectre de l’autisme ou celles qui manifestent des troubles de communication sensorielle ou des troubles de l’apprentissage.

Ordinairement, un concert de ce genre est ajouté à titre d’événement spécial aux activités d’un orchestre, mais le WSO a décidé à la place d’adapter un concert déjà inscrit au programme. Les membres de l’équipe d’éducation ont commencé à travailler à ce projet au printemps 2019, profitant des partenariats déjà créés dans la communauté. Ceux-ci se sont révélés indispensables pour créer une expérience accessible au plus grand nombre de personnes possible. Le concert était appuyé par des bénévoles jouissant d’une expérience dans les événements et milieux adaptés sur le plan sensoriel, les étudiants et professeurs du programme de musicothérapie de la Canadian Mennonite University, et les membres du personnel enseignant de Prelude Music, un studio de musique qui se spécialise dans l’enseignement de la musique auprès des personnes manifestant une neurodiversité ou ayant des difficultés sensorielles.

La préparation

Image of the cover of the Relaxed Concert Guide: "I will be attending a Winnipeg Symphony Orchestra Concert"

La préparation de ce concert s’est avérée plus complexe que d’habitude. L’équipe du WSO a produit deux nouveaux documents pour préparer le public : un guide préconcert et un autre sur l’expérience même du concert. Ces documents ont été créés par des individus ayant travaillé avec des personnes se trouvant sur le spectre de l’autisme ou en consultation avec eux.  Le premier explique étape par étape le processus d’assistance à un concert, allant du transport à la salle de concert jusqu’à l’arrivée au siège désigné. Le second décrit ce qui va se produire durant le concert comme tel et énumère quelques-uns des éléments offerts comme des objets à manipuler, des activités de coloriage et les espaces réservés pour avoir une expérience plus ou moins intense (tout à l’avant ou complètement à l’arrière de la salle).

Le WSO a offert des billets gratuits à certains groupes communautaires dans le cadre de son programme Partager la musique, mais la majorité des billets ont été achetés comme pour une représentation habituelle.

Les abonnés aux concerts de l’après-midi ont reçu un courriel et un envoi postal les informant des aspects particuliers de ce concert. Les membres du personnel du WSO ont aussi informé de chef d’orchestre invité et les musiciens avant la première répétition pour ce concert décontracté.

Selon le directeur d’éducation et d’engagement communautaire, Brent Johnson, on nourrissait de grands espoirs avant ce concert. Quelle serait la réaction des habitués? Le public trouverait-il l’élément décontracté du concert accueillant? Ce concert était-il trop différent des autres? Ne l’était-il pas assez?

Le jour du concert

Photo of two volunteers in the lobby of the hall before the concert

« Dès l’ouverture des portes, on pouvait sentir une différence dans l’air », dit Johnson. Pour les quelque 600 membres du public, il y avait un sentiment que l’orchestre symphonique allait être écouté par des personnes qui jusque-là avaient sans doute eu de la difficulté à accéder à ce genre d’expérience.

Les bénévoles ont joué un rôle critique dans le succès de cet événement. Les professeurs et étudiants de la Canadian Mennonite University et les bénévoles ayant l’expérience voulue du Royal Manitoba Theatre étaient sur place pour aider les clients à trouver ce dont ils avaient besoin. Les personnes venues assister au concert spécifiquement en raison de ses éléments décontractés n’étaient pas obligées de s’auto-identifier. Vu le nombre de sièges inoccupés et les places réservées à l’avant et à l’arrière de la salle, les membres de l’auditoire étaient encouragés à se déplacer selon leurs besoins et à réagir à la musique à leur gré (applaudissements, mouvements et vocalisations par exemple). Il y avait aussi une salle de repos distincte à l’étage supérieur avec des objets à manipuler, des livres d’activité et des couvertures alourdies pour ceux et celles qui pouvaient en avoir besoin. L’éclairage de salle a également été réglé à mi-intensité durant toute la représentation.

Prochaines étapes

L’organisation de ce concert a permis au WSO d’examiner les aspects de cette salle que les clients jugent bons ou moins bons. Il a ainsi pu cerner quelques éléments susceptibles de créer des obstacles pour les membres du public. Le WSO prévoit accroître sa FAQ et multiplier ses renseignements sur l’accessibilité inclus dans son site Web et les courriels qu’il envoie avant les concerts pour que tous les membres du public se sentent bien accueillis, prêts et emballés à l’idée d’aller à un concert symphonique!

Vu sa programmation intense, le WSO prévoit continuer à peaufiner le modèle du concert « adapté ». En raison du succès retentissant de la version pilote, il compte offrir en 2020-2021 trois concerts décontractés.

       

Le Winnipeg Symphony Orchestra présente son prochain concert décontracté lors d’une matinée le 21 février : Hétu & Franck. Pour en savoir plus sur sa série de concerts décontracté, visitez leur site Web.

Chaakapesh: collaborations, langues et voix

OSM musicians performing a concert
Crédit photo : Jean-Marc Abella

En septembre 2018, l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) et son directeur artistique, Kent Nagano, ont effectué une tournée dans les communautés autochtones du Grand Nord québécois. L’œuvre vedette de cette tournée était un nouvel opéra de chambre intitulé Chaakapesh, le périple du fripon.

L’opéra raconte l’histoire de Chaakapesh, un fripon qui se met en tête d’arrêter le massacre des siens par les colonisateurs blancs en enseignant à ces derniers comment rire. L’OSM a retenu les services du renommé dramaturge cri Tomson Highway pour écrire le livret et de Matthew Ricketts, un jeune Canadien vivant à New York, comme compositeur. L’œuvre met en scène des narrateurs qui narrent l’histoire dans une des cinq langues utilisées (cri, innu, Inuktitut, français ou anglais, selon le lieu de la représentation) et deux chanteurs qui racontent cette histoire du fondateur du peuple innu. Financée en partie grâce à une subvention Nouveau chapitre du Conseil des arts du Canada, la collaboration a pris naissance au cours de discussions en 2016, pour aboutir, deux ans plus tard, à la tournée. En tout, 45 musiciens de l’OSM ont participé à celle-ci, qui représentait la première visite en dix ans de l’OSM au Nunavik et sa toute première en territoire cri et innu.

Les cinéastes Roger Frappier et Justin Kingsley ont créé un documentaire, aussi intitulé Chaakapesh, sur les nombreuses collaborations que ce projet a suscitées. Ce documentaire, dont la première a eu lieu à Montréal en décembre 2019, inclut de longues séquences sur les représentations, les répétitions et des entrevues avec des participants au projet, y compris les membres de l’équipe de création, dont maestro Nagano, les narrateurs et chanteurs qui ont exécuté l’œuvre, ainsi que les musiciens et membres du personnel de l’OSM.

Voix autochtones, interprètes autochtones

« Partager et dépouiller ne sont pas la même chose »

Inuktitut performer playing the traditional drum
Crédit photo : Jean-Marc Abella

Chaakapesh accorde beaucoup d’espace aux voix et interprètes autochtones. Comme l’opéra est produit en cinq langues, il fallait recourir à différents narrateurs pour chaque représentation. Dans le documentaire, chaque narrateur autochtone donne une longue entrevue pour décrire en profondeur ses expériences comme artiste et comme personne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de cette collaboration particulière.

On y voit aussi des membres de la communauté autochtone, durant le processus de création et de répétition, qui participent à des conversations et qui prennent des décisions sur le plan créatif. L’aspect de collaboration du projet se poursuit également durant la tournée comme telle ; on peut en effet voir divers interprètes autochtones sur scène, y compris un étudiant local avancé en violoncelle qui joue une suite de Bach, un violoneux traditionnel et des interprètes de chant guttural. Leurs prestations étaient intégrées à l’opéra et différaient à chaque représentation selon les musiciens auxquels l’OSM avait accès dans chaque communauté. Comme dit le narrateur cri Ernest Webb, « Partager et dépouiller ne sont pas la même chose ». Dans Chaakapesh, on voit l’OSM partager la scène avec des interprètes autochtones et le processus de répétition avec des artistes autochtones.

Histoires et langues

« Pour que nos enfants héritent d’autre chose que le préjugé »

Young child conducts a string quartet of OSM musicians
Crédit photo : Jean-Marc Abella

Les entrevues incluses dans le documentaire comportent un élément important de narration. Le narrateur innu Florent Vollant raconte comment, à l’âge de seulement cinq ans, il a été enlevé de son foyer au Labrador et amené à un pensionnat. La narratrice inuktitute Akinisie Sivuarapik nous rappelle que la tuberculose sévit encore dans certaines communautés autochtones. Malgré l’espoir qu’on sent dans Chaakapesh, le film nous rappelle également que ces traumatismes ne constituent pas des problèmes du passé, mais sont des préoccupations toujours bien présentes.

La langue occupe une place d’honneur dans l’opéra et le documentaire, comme en témoigne le fait que l’opéra est présenté dans au moins trois langues autochtones. On ne peut non plus sous-estimer l’aspect géographique de ce projet : dans une province où la lutte entre le français et l’anglais est parfois tant ressentie et politisée, il est facile d’oublier que plusieurs langues existaient déjà ici avant l’une ou l’autre des langues officielles du Canada.

Et maintenant?

Ce projet représente une étape importante dans l’évolution des partenariats de collaboration entre les organismes artistiques et les communautés autochtones. La collaboration a été énorme, réussie et très publique, mais l’épreuve décisive de ce genre de démarche réside dans la sorte de partenariats permanents que ces groupes peuvent créer. Un financement soutenu s’impose pour aider les orchestres et autres organismes artistiques à forger des partenariats authentiques et permanents qui seront salutaires pour les communautés autochtones et leur permettront de célébrer leurs propres formes d’art, expériences culturelles et traditions.

Indigenous and OSM musicians performing a concert
Crédit photo : Antoine Saito

Ce projet s’est aussi révélé transformateur pour l’OSM. « Ce projet a marqué un tournant pour l’OSM et sa collaboration avec des artistes et communautés autochtones, affirme le chef des Projets spéciaux artistiques, Marc Wieser. Toute relation authentique est basée sur la confiance, et Chaakapesh a été un catalyseur qui nous a permis de bâtir des relations avec un réseau croissant d’artistes autochtones de Montréal et du Québec. Comme organisme, nous avons découvert l’importance d’assumer un risque et de sortir de notre zone de confort. Nous avons depuis lors collaboré avec plusieurs des mêmes artistes, entre autres, et constaté que nous pouvions nous concentrer tout de suite sur la musique puisque nous avions déjà jeté les bases d’une confiance mutuelle. À l’été 2019, nous avons produit le concert Makusham, pour lequel trois musiciens de l’OSM se sont associés à des compositeurs interprètes autochtones et un arrangeur afin de collaborer à la création d’un concert où les musiciens autochtones prenaient les devants. Couronné de succès, le concert aurait été impossible sans tout le défrichage effectué pour Chaakapesh. Nous avons désormais l’impression d’être accueillis et respectés par de nombreuses communautés autochtones et d’avoir l’occasion de faire fond sur notre expérience et de poursuivre nos collaborations. »

Nous ne prétendons pas que Chaakapesh offre toutes les solutions en matière de réconciliation entre la communauté autochtone et celle des colonisateurs. Comme Florent Vollant le mentionne durant son entrevue, il faudra plusieurs générations de travail acharné, des partenariats soutenus et une collaboration réfléchie pour faire avancer ces conversations. Ceci est une étape importante.

Les prochaines présentations et de courts extraits du documentaire Chaakapesh sont disponibles sur le site de l’OSM.

L’opéra Chaakapesh sera présenté encore dans le cadre de la Virée classique de l’OSM en août 2020. Billets en vente à partir de février.